Les vestiges du dogme humain se profilent au loin, dissimulés au cœur d'une jungle luxuriante et magnifiquement désordonnée.
Un désordre naturel qui avait depuis longtemps disparu sous le joug de l'activité humaine.
Deux statues au passé semble-t-il majestueux marquent l'entrée du site.
Leur taille disproportionnée parvient à peine à contenir l'égo si démesuré des Humains qu'elles incarnent.
Le temps et les éléments ont tellement poli la pierre que ces silhouettes n'ont plus de visage.
Elles ressemblent à des mannequins de vitrine, décharnés de leurs identités.
Elles arborent pourtant toujours ce profil galbé, ces lignes sans chairs si chères à ces bipèdes qui préféraient la beauté du corps à celle du cœur.
Face à nous, une femme, un homme, l'archétype des relations prôné par l'espèce humaine, le seul modèle longtemps toléré, le seul à ne pas tester les limites de l'indulgence des plus tolérants d'entre eux.
Ces icônes transpirent une prétentieuse suffisance qui emplit les lieux d'une brume nauséabonde.
Ce voile ne peut cependant pas cacher l'imposant édifice qui se dresse devant nous.
Celui-ci témoigne tout autant que ses gardiens de marbre de l'amour que les humains se vouent à eux-mêmes.
D'immenses blocs de granit enchevêtrés forment un ensemble imposant, à la fois brut et complexe, comme pour signifier aux autres espèces que seule l'intelligence humaine peut dompter la nature.
Jadis, avant de reprendre ses droits, cette Nature devait d'ailleurs être contenue jusque dans ses racines, étouffée sous le béton, contrainte à ne pousser que dans des bacs en ciment, bornée à ne servir que d'apparat, réduite au statut de faire-valoir pour ceux qui gracieusement l'entretenaient, rétrogradée à la dernière place de la course à l'évolution.
Nous nous avançons pas à pas vers la bâtisse d'où s'échappent d'étranges bruits.
Le vent a investi les couloirs vides et froids du bâtiment.
Aucune lumière n'émane de la seule ouverture qui se dessine dans ses murs épais.
Nous empruntons la passerelle qui mène à l'entrée principale, cernée des deux côtés par le vide.
Un frisson nous parcourt le corps lorsque nous nous engageons entre les deux statues.
Nous avons beau savoir que les Hommes ont depuis longtemps quitté cet endroit, la simple perspective de se tenir là où ils se sont un jour tenus nous glace le sang.
Le sentier de béton suspendu vacille sous nos pas, fragilisé par la patiente obstination de la terre à l'engloutir.
L'analogie est toute trouvée avec le chemin des Humains qui s'est soudainement dérobé sous leurs gros sabots alors qu'ils se croyaient arrivés à destination de la toute puissance.
Notre pas semble lui plus léger aux yeux du ponton qui résiste.
Alors que nos corps sont plus massifs que ceux des Hommes, notre égo doit certainement peser moins lourd.
Nous arrivons enfin aux pieds du temple et sommes assez près pour ne pas subir la censure du brouillard qui en masquait jusque-là les détails sordides.
Sur chaque blocs de béton, une marque de la décadence qui hantait ce peuple.
Un ensemble d'artifices, aux desseins à priori inoffensifs, pour lesquels les Hommes étaient prêts à détruire la planète.
Une course effrénée aux désirs et aux plaisirs démesurés qui leur ôtait temporairement toute raison.
Un sentiment de honte qui leur parcourait la nuque lorsqu'ils en abusaient, sans jamais parvenir à les dissuader de recommencer.
Un perpétuel recommencement pour des êtres mortels qui privilégiaient ce confort éphémère et illusoire au détriment d'une vie tournée vers les autres.
Tapis dans un voile épais, nous n'entrevoyons toujours pas l'intérieur de l'édifice.
Nous ressentons toutefois l'étrange sentiment d'être épiés, comme si le lieu était hanté par les âmes déchues de ses anciens locataires.
Fébriles, nous décidons, avec toutes les précautions du monde, de pénétrer dans l'enceinte.
Plongés dans une profonde obscurité, nous arpentons lentement le dédale de couloirs qui quadrille la zone.
A l'aveugle, nous aboutissons, au bout d'un corridor, dans une grande pièce partiellement éclairée par la lumière qui perce timidement la verrière faisant office de plafond.
Cette salle est remplie de reliques de l'activité humaine.
Le mobilier en bois massif contraste avec l'aspect froid et lugubre des murs. Des centaines de papiers et de bibelots s'y accumulent en désordre.
Au centre de la pièce trône un vieux canapé en cuir marron qui semble davantage usé que tout autre objet environnant.
En effet, nous connaissons tous le légendaire talent des Humains dans l'art de lézarder pendant des heures.
C'est d'ailleurs cette excessive fénéantise qui les a conduits à leur perte, à force de passer leur temps à se perdre dans les méandres des réseaux sociaux et dans les bas-fonds d'internet.
L'un d'entre nous se risque à s'asseoir dans le sofa, considérant qu'il est enclin à s'offrir un repos bien mérité après des heures d'expédition.
D'autres l'imitent, relâchant un instant la pression exacerbée par cette aventure dans le passé des Hommes.
Pour ma part, je remarque à proximité d'un bureau, posée sur le sol, une caisse en bois entrouverte qui laisse entrevoir un bout de tissus noir.
Je m'approche, ôte le couvercle et saisit ce qui s'apparente à une veste de costume.
Je me décide à l'enfiler, d'une part pour amuser mes camarades rendus amorphe par la fatigue et d'autre part pour me rassurer moi-même. " Si nous leur ressemblons ", me dis-je, " leurs fantômes ne s'en prendront pas à nous ! ".
C'est ainsi que je distribue à chacun les vêtements qui se trouvent dans la caisse.
Sans discuter, mes amis enfilent chacun une tenue. Des costumes pour certains, des vêtements classiques pour d'autres.
Nous avons l'impression que ces apparats nous procurent une force et un certain courage, bien qu'ils n'occultent en rien le fait que nous ne soyons pas des êtres humains.
Nous leur ressemblons en apparence mais notre coeur reste voué à faire le bien, à répandre un message positif et à unifier toutes les espèces peuplant ce sol.
Nous sommes prêts à conquérir ce monde déchu, à reprendre notre liberté qui nous a été dérobé il y a fort longtemps et à nous racheter auprès de notre mère nature qui a tant souffert de la main de l'Homme.
Babylone est désormais nôtre. Notre tâche est de l'utiliser à bon escient, de gommer toute trace du passage des humains, de laver ses murs de tous leurs péchés, pour faire de cette bâtisse notre sanctuaire, celui de toutes les espèces ayant trop longtemps supporté les affres de ces bourreaux.
La détruire serait le signe que nous avons abandonné le combat, que nous sommes tombés aussi bas qu'eux, à l'image de ce qu'ils ont osé perpétrer envers de nombreuses espèces et leurs habitats respectifs pendant des milliers d'années.
A l'inverse, nous souhaitons que leur ancienne cité devienne le symbole de notre victoire, qu'elle soit le théâtre de desseins décents, d'action profondément vertueuses et désintéressées, pour que le prochain humain à fouler cette Terre comprenne qu'une autre voie est possible et que rien ne sert d'être babyloniaque.
Thomas ARTIS
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